Par Thibault Vignes.
De nos jours, « construire l’avenir » se traduit très souvent par « se transformer ». De toutes parts, les injonctions au changement fusent, sous de multiples formes. Le management s’agite, les réorganisations s’enchaînent, tout semble important au point de s’y perdre. L’aiguille de la boussole n’arrive pas à se stabiliser. Comment éviter d’être « lost in transformation » ?
Notre expérience de l’accompagnement des transformations nous montre combien il est déterminant d’emprunter un chemin contre-intuitif pour stabiliser la boussole des organisations dans ces phases de fébrilité : se tourner vers le passé pour orienter l’avenir en s’appuyant sur un ADN solide, compris, partagé. Pourquoi et comment ?
L’injonction au changement
Pour une entreprise, le fait de regarder lucidement l’évolution de son environnement peut provoquer une sensation très désagréable : celle de se retrouver comme un lapin dans les phares, tétanisé et inhibé. « Nous avons notre organisation, nos processus, nos façons de faire : tout cela sera bien difficile à bouger. Tout évolue autour de nous à un rythme vertigineux que nous n’arriverons jamais à suivre. Si on ne change pas, notre existence même est menacée. Comment va-t-on faire ? ».
Pour s’en sortir, le réflexe est naturel : « Il faut bouger ! A tout prix ! Maintenant ! ». Et l’équipe de Direction de faire tout ce qui apparaît logique et incontournable : étudier les tendances de fond, regarder ce que font les concurrents (benchmarking), lancer des chantiers d’innovation, des réorganisations, des projets d’optimisation, etc. Bref, faire ce qui sembl pertinent pour ne pas rester à la traîne du marché et opérer les transformations nécessaires.
C’est un réflexe légitime, mais faut-il vraiment commencer par là, en se laissant guider d’abord et avant tout par l’injonction au changement ? Comment trouver sa propre voie, en évitant d’agir en suiveur, à la remorque du marché et des tendances ? Y a t-il une façon de faire qui permette d’être vraiment créatif, d’innover à sa façon en imaginant des possibilités que d’autres ne voient pas ? Comment se donner toutes les chances de réussir ?
Comprendre le génie particulier de l’entreprise
Se tourner vers le passé pour affronter constructivement l’avenir, l’idée n’apparaît de premier abord ni séduisante, ni moderne. Quelle lubie de regarder « derrière » alors que tout bouge « autour » et qu’il paraît surtout indispensable de regarder « devant » ? Alors que tout le monde ressent l’impérieuse nécessité de disrupter, d’innover, et de se réinventer, pourquoi aller fouiller l’histoire ? Toute organisation qui a une histoire conséquente – au moins une dizaine d’années – hérite d’un patrimoine génétique, que l’on appellera son ADN. Celui-ci s’est construit au travers des épreuves et des succès. Il s’exprime notamment sous la forme d’un « génie particulier » qui a permis à l’entreprise de percer, de continuer à exister, de résister aux difficultés et de se réinventer au gré des évolutions de son environnement.
Consciente de son ADN et connectée à celui-ci, l’entreprise peut regarder les autres non comme des références absolues mais comme des sources d’inspiration, avec lucidité et sang-froid.
Cet ADN, et le génie qu’il recèle, est généralement implicite, assez complexe à caractériser et à exprimer pour ceux qui sont au coeur de l’organisation. Or il est essentiel de le saisir pour pouvoir se projeter de façon optimiste et inventive dans l’avenir : c’est en se fondant sur l’ADN qu’on se transformera avec un maximum de chances de succès.
Consciente de son ADN et connectée à celui-ci, l’entreprise peut regarder les autres non comme des références absolues mais comme des sources d’inspiration, avec lucidité et sang-froid. Elle sait ce qu’elle vaut, elle connaît ses points d’appui. Elle réfléchit d’abord aux possibilités à partir de ses atouts, de ce qu’elle aime faire, en regardant comment les déployer d’une façon renouvelée dans le monde qui évolue. Elle voit les opportunités que recèlent les tendances et a de l’énergie et de la confiance pour s’en saisir. Elle essaye les choses avec discernement, en évitant de casser brutalement le « coeur du moteur », ce truc précieux qui a fait son succès jusqu’à présent. Un exemple l’illustrera bien.
Groupama : une histoire centenaire
Début 2017, Thierry Martel – Directeur Général du Groupe – réunit ses 1000 cadres dirigeants pour lancer avec eux la démarche Vision. Après un remarquable redressement depuis 2011, Groupama s’interroge – comme la plupart de ses concurrents du monde de l’assurance – sur son avenir : « Comment affronter les défis qui s’annoncent en ce début de 21ème siècle et qui sont de nature à bouleverser nos business models traditionnels ? ».
Le Président élu (Groupama est une mutuelle) a fixé l’ambition de cette démarche Vision : « Notre groupe est centenaire, il nous faut aujourd’hui assurer les 100 prochaines années ». Autant le dire, il y a une certaine pression ! Une brique essentielle de la démarche consistera à se réancrer dans l’histoire du mutualisme agricole qui constitue les fondations de Groupama, pour comprendre pleinement ce qui fait le « génie particulier » de ce groupe, sur lequel il pourra construire son avenir. Les racines de Groupama, c’est l’entraide, la proximité et la responsabilité. L’échelle est d’abord locale, et ce mutualisme de proximité est encore, aujourd’hui, l’une des spécificités du Groupe.
La transformation est menée à la lumière de cet ADN singulier, dans lequel les équipes puisent estime de soi, optimisme et créativité.
En revisitant attentivement ses gestes fondateurs, en regardant les moments où l’entreprise excelle aujourd’hui (c’est particulièrement frappant dans les sinistres de grande ampleur — comme des inondations — lors desquels la mobilisation et l’entraide sont remarquables), en écoutant là où bat le coeur des hommes et des femmes de l’entreprise, les dirigeants partagent et conscientisent petit à petit ce qui fait vraiment l’ADN de Groupama. Ils le formulent alors dans sa raison d’être afin que ce socle soit transmissible : « Nous aidons le plus grand nombre à construire sa vie en confiance. Pour cela nous sommes fondés sur des communautés d’entraide proches et responsables ».
Naturellement Vision est une démarche de transformation, dans laquelle ont été analysés le business model, les tendances, les axes de transformation nécessaires. Mais cette transformation est menée à la lumière de cet ADN singulier, dans lequel les équipes puisent estime de soi, optimisme et créativité. Alors de nouvelles options apparaissent et les efforts de transformation prennent sens.
Thierry Martel résume ainsi Vision : « Regarder l’avenir avec lucidité et confiance, pour ne pas le subir ». La lucidité en cherchant à comprendre ce qui se passe autour. La confiance en étant pleinement conscient de ce qu’on est.
Nous avons eu la chance d’accompagner de près Groupama dans cette aventure, et nous l’avons bien constaté : lorsque l’entreprise cherche à se transformer en s’appuyant sur son ADN, elle nourrit son désir de continuer à offrir au monde ce qu’elle sait le mieux faire, et trouve ainsi son propre chemin.
Une enquête multifacettes
Cet effort pour comprendre l’ADN d’une entreprise n’est pas une mince affaire. C’est un travail souvent long parce qu’il faut creuser profond.
Il s’agit donc d’aider l’entreprise – et en premier lieu l’équipe dirigeante – à mener son enquête pour comprendre vraiment ce qui fait battre le coeur de l’organisation. C’est un voyage à entreprendre de plusieurs manières, en adoptant différentes postures – historien, anthropologue, stratège, journaliste, etc. – pour :
- Revisiter l’histoire de l’entreprise : ses faits marquants, ses victoires, ses difficultés, jusqu’à revenir aux gestes fondateurs.
- Observer attentivement les clients : pourquoi viennent-ils ici plutôt qu’ailleurs ? Qu’est-ce qu’ils valorisent le plus ? Pourquoi nous recommandent-ils ?
- Écouter les collaborateurs : que font-ils avec passion ? Que réussissent-ils particulièrement ? Quels talents sont attirés chez nous et pourquoi ?
- Entendre l’appel implicite de l’environnement : que nous disent vraiment nos parties prenantes ? À quoi nous invitent-elles ?
- Avoir des conversations de fond, qui prennent le temps d’explorer, de connecter, de chercher, de patauger allègrement, ce qui suppose de lâcher – provisoirement – l’impératif de « produire des plans d’actions » pour privilégier la construction ou une compréhension partagée.
Cette enquête gagnera logiquement à impliquer différentes strates de l’entreprise et de son environnement, dans une recherche dont la dimension participative permettra d’augmenter le niveau de compréhension de ce que l’on est, en étant aussi attentif que possible à relier tout ce qui se dit et se vit. Au fond, nous pensons que plutôt que de donner du sens, il s’agit de le mettre à jour et donc de commencer par le chercher ardemment. Cela ne garantit pas de réussir sa transformation, mais en tout cas cela redonne un nord à la boussole.