Par Emmanuel Mas
Ce ne sont pas les grandes théories qui remettent sur les rails un programme de transformation mais des réponses très concrètes aux questions que se posent les dirigeants.
Ma chère Sophie,
Récemment tu m’expliquais que plusieurs projets de transformation d’envergure, lancés au moment où tu as pris la Direction Générale de la société, rencontraient des résistances, voire se bloquaient. Malheureusement c’est souvent inévitable. Beaucoup de théories existent sur ces “résistances”. A l’heure où tu te demandes comment sortir de l’ornière, plutôt qu’une nouvelle théorie, je pense plus utile de te partager les enseignements issus de mon expérience aux côtés de la Business Unit B2C d’Engie. Pour plus de détails, tu pourras retrouver le témoignage de Marie Carlo, Directrice de la Transformation de la BU France B2C d’Engie, lors d’une de nos “Zébuleries”. Elle y raconta comment, avec le CEO de la BU, ils s’y prirent pour débloquer un projet bloqué depuis plusieurs mois.
Les dirigeants de cette BU avaient compris depuis longtemps que l’activité du gaz, énergie fossile, devait bouger. Lorsque Marie prit ses fonctions début 2020, deux plans de transformation avaient déjà été lancés. Le projet phare consistait à développer les synergies entre deux filiales — deux métiers si différents qu’il se heurta au mur des différences culturelles, aux traditionnelles “résistances”, et se trouva totalement bloqué. Marie Carlo avait la charge d’élaborer le troisième plan de transformation et pour cela elle devait désensabler ce projet.
La manière dont nous remirent ce projet sur les rails éclaire quatre questions fréquemment posées par les dirigeants dans ce genre de situation.
1. FAUT-IL ABSOLUMENT CRÉER UN CONSENSUS SUR LE DIAGNOSTIC ?
Non, un diagnostic doit être suivi rapidement de décisions, mieux vaut des décisions solitaires qu’un consensus sans décision claire.
Dans le cas d’Engie, le CEO, assez énergique, prit les choses en main, rencontra tout le monde individuellement, et s’empara du diagnostic. En lien étroit avec Marie, nous y reviendrons, ils aboutirent à trois décisions structurantes : casser le gros programme pour le découper en petits projets plus agiles, remonter le pilotage au niveau du comité de direction, revoir le système d’objectifs.
Dans une situation de transformation profonde, comme la tienne, le fond du diagnostic compte énormément. Un Diagnostic Partagé se concrétise par une ou plusieurs décisions claires. Or l’intelligence collective n’a rien de magique et lorsqu’une organisation rencontre des blocages, les gens n’arrivent plus à coopérer. Le collectif perd sa capacité à converger sur une vision commune. Par conséquent, le diagnostic a besoin d’être endossé par un petit nombre de personnes.
Le CEO intuita les décisions en lien étroit avec Marie qui ensuite les étaya, les formalisa, les instruisit. Ensuite, lorsque le diagnostic fut formalisé et les frustrations digérées, cette centralisation s’estompa, les patrons des filiales concernées par les synergies s’emparèrent des décisions et présentèrent le diagnostic à l’ensemble de l’équipe de direction réunie en TOP50.
2. FAUT-IL CHERCHER L’ACCORD DES INTÉRESSÉS ?
Pas sur tous les sujets. S’il est important de recueillir tous les points de vue, tu es la seule à pouvoir décider de changer la répartition des pouvoirs.
Les décisions prises par le CEO d’Engie impactent le périmètre de responsabilité des dirigeants concernés. Or dans ce cas, il devient quasiment impossible de demander aux intéressés de participer à la réflexion car ils sont parties prenantes. Donc ce type de décision, par nature, appartient au patron, à la patronne dans ton cas.
J’ai observé que très souvent dans une transformation les périmètres de responsabilités sont remis en cause, ce qui naturellement cause beaucoup de “résistances”. Tu as donc tout intérêt toi, en tant que patronne, à t’impliquer, entrer dans les détails des projets pour discerner et trancher en connaissance de cause. Le piège serait de te retrouver happée à un niveau trop opérationnel, ce qui nous amène à la troisième question.
3. LES GENS ONT BESOIN QUE JE LES ENTENDE, JUSQU’OÙ M’IMPLIQUER DANS LES DÉTAILS ?
Jusqu’au moment où tu vas être prise à partie car même si les frustrations ont besoin d’être entendues, tu as besoin de rester au-dessus de la mêlée.
Pour qu’un blocage se dissolve, la frustration doit s’exprimer… mais auprès de qui ?
Engie avaient choisi de faire le premier bilan du projet avec des consultants et collectivement. Or en exprimant leurs frustrations de ne pas réussir à travailler ensemble, les participants à l’atelier se retrouvaient dans une impasse. Exprimer les frustrations les rendaient plus présentes, plus vives, encore plus désagréables, sans que cela apporte une solution. Ils en gardèrent une sorte de traumatisme qui bloqua le projet. Lorsqu’ils reprirent le sujet, le CEO et Marie firent le tour des intéressés, chacun travaillant à son niveau à la fois sur le fond (les solutions) et la forme (l’écoute des frustrations) tout en se gardant bien de trancher tout de suite. Puis, en concertation, ils prirent puis annoncèrent les décisions clefs. C’est l’alliance de ces deux actions pratiques, décisions précises et pragmatiques d’une part et traitement émotionnel d’autre part, qui permit le déblocage.
Il serait caricatural de dire que le CEO joua le fond et Marie la forme. L’organisation de la séquence de travail permit de concilier écoute et recul : entretiens brefs avec le CEO, entretiens plus longs avec Marie, concertation entre les deux, puis à nouveau entretiens d’explication avec Marie. Fonctionner ainsi, d’autant plus si c’est annoncé à l’avance, permet “mécaniquement” de conserver un temps de recul. Lorsque le CEO consacre trente minutes aux entretiens, cela n’ouvre pas la porte à trop d’expression des frustrations ou de demande d’arbitrage.
Une autre option aurait consisté à déléguer les entretiens à nous, consultants, ce qui arrive souvent. Lorsque nous nous chargeons des entretiens, l’inconvénient est double : il nous est beaucoup plus difficile d’identifier les solutions pragmatiques aux problèmes rencontrés d’une part, et d’autre part ne connaissant pas les gens, nous avons besoin de plus de temps pour devenir des médiateurs efficaces.
Dans le cas présent, Marie Carlo, qui comprenait bien les deux métiers et qui connaissait bien tous les acteurs, compléta parfaitement le rôle du patron. Si le patron n’avait pas écouté directement, l’action de Marie n’aurait pas eu de poids, son accusé de réception à elle n’aurait pas suffi, elle n’aurait pas pu, pour reprendre ses propres termes “endosser les frustrations des uns et des autres ”. Et si le patron s’était plus investi émotionnellement, il n’aurait pu rester au-dessus de la mêlée.
Comme tu dois t’en rendre compte, ce partage des fonctions est assez subtil et donc plus facile à écrire qu’à réaliserce qui nous amène à la quatrième et dernière question.
4. COMMENT BIEN CHOISIR UN DIRECTEUR DE LA TRANSFORMATION ?
En ayant défini avec soin en quoi il pourra vraiment te compléter.
En filigrane de cette expérience apparaît l’importance névralgique de l’entente entre Marie Carlo et son patron. Pour avoir observé beaucoup de couples patron/directeur transfo, plus la transformation est d’importance, plus il est vital que le binôme fonctionne. Pour cela trois critères de sélection apparaissent à la relecture de cette expérience : connaissance du métier, qualités comportementales et enfin capacité à jouer en complémentarité avec tes qualités et tes défauts (pardon).
Au vu de l’expérience relatée les deux premiers critères semblent évidents : les blocages sont inhérents au processus de toute transformation d’envergure. Donc savoir gérer avec doigté les frustrations, les angoisses, tous les aspects émotionnels de la transformation tout en débouchant sur des décisions “business wise” se révèle nécessaire.
Pour que tu puisses trouver le dosage subtil entre rester au-dessus de la mêlée et prendre ta part des aspects émotionnels tu dois être secondée par quelqu’un qui accepte, voire qui aime, jouer cette complémentarité. Mais si le doute s’immisce entre vous, s’il ne comprend pas les enjeux business comme toi, s’il ne peut couvrir tes angles morts, si tu n’as pas confiance, alors tu te retrouveras donc soit happée par les problèmes soit trop loin d’eux pour bien décider. C’est donc un staffing décisif.
Ces réponses t’apparaissent peut-être assez simples mais cela n’enlève rien à leur validité car la complexité réside dans leur exécution. Le job d’un patron dans une transformation n’est jamais évident alors ne rajoutons pas de complexité inutile. Ce job reste un art, ton art, celui de diriger un collectif de femmes et d’hommes pour leur faire traverser les obstacles.
Tous mes vœux de succès t’accompagnent.
Témoignage de la Directrice de la Transformation de la BU France B2C d’Engie