Par Jean-Gabriel Kern
Les entreprises familiales sont réputées avoir un rapport apaisé au temps long , avec des actionnaires plus patients et moins exigeants en termes de rentabilité. J’ai cependant toujours eu l’impression que le travail sur la vision prenait, dans ces entreprises, une coloration particulière qui allait bien au-delà de ce lieu commun.
Mon associé Thibault Vignes et moi-même en avons dit quelques mots dans notre ouvrage Bâtir une vision. Outils et repères pour donner un cap à votre entreprise (Diateino 2021). Mais j’étais convaincu que taper la balle sur ce sujet avec quelques clients nous permettrait d’aller beaucoup plus loin.
J’ai donc mené l’enquête. J’en suis ressorti avec trois orientations qui me semblent précieuses pour aider un dirigeant d’entreprise familiale à aborder le travail de visioning sous le bon angle.
1. METTRE LES ACTIONNAIRES AU CENTRE DU JEU
Premier point saillant : mes interlocuteurs insistent pour la plupart sur le fait qu’ils ont commencé leur travail sur la vision avec les actionnaires, et qu’il s’agit là du cœur de l’aventure. Là où, ailleurs, le conseil d’administration est associé en aval ou en cours de route pour valider, challenger ou amender le travail réalisé, il s’agit ici de rassembler l’ensemble des actionnaires en amont pour poser des fondements.
Béatrice Le Gall, Présidente du Groupe Rolland, qui conçoit et fabrique des remorques agricoles, explique ainsi : “Avant de mettre le comité de direction dans la boucle, il me semblait important que nous nous alignions sur nos intentions avec mes frères et sœurs : ‘Qu’avons-nous envie de faire de cette entreprise reçue de nos parents ?’ Il y avait besoin d’un alignement de fond entre nous”.
Thibaud Daron est Directeur Général de Daron, un groupe d’avitaillement de navires opérant sur le continent africain. Dans le contexte d’une famille qui s’est considérablement élargie, il insiste lui aussi sur l’importance d’impliquer l’ensemble des actionnaires : “ À mesure que les générations passent, quand se multiplient ceux qui sont plus distants du cœur du business, on retombe – au fond – dans un schéma actionnarial ‘classique’. J’étais convaincu qu’il fallait donc aller beaucoup plus loin que des moments familiaux pour resserrer nos liens ou partager de l’information sur la vie du Groupe. Nous avons donc fait un gros travail sur la vision avec l’ensemble des actionnaires, avant de le reprendre avec un noyau plus resserré associant la Direction du Groupe. Alors que nous sommes dispersés dans le monde entier, nous devions en effet nous rassembler autour de nos aspirations”. Et d’insister : “Ce qui est différent par rapport à ce qui se fait avec le conseil d’administration d’une entreprise cotée, c’est que j’avais besoin que les actionnaires soient 100% derrière le truc. J’avais besoin que le projet soit vraiment porté par le collectif des actionnaires. Je ne pouvais pas me contenter d’une validation, je voulais une adhésion avec les tripes. J’ai pris sur les épaules la mission de pérenniser ce groupe, mais il fallait qu’ils y mettent eux aussi leur peau.”
La vision semble ici d’abord une affaire d’actionnaires. C’est avec eux que tout commence, et il ne s’agit pas d’un simple préalable au travail avec la gouvernance exécutive. L’enjeu ? Les pousser à se poser la question de leur lien à l’entreprise, à renouveler leur engagement, à se rassembler autour du dirigeant et de son équipe pour porter ensemble une vision solide.
2. PASSER L’ADN DE L’ENTREPRISE AU CREUSET
J’ai eu la surprise de voir émerger ce paradoxe dans mes entretiens : le travail sur la vision est l’occasion d’une reconnexion avec l’énergie et le projet originels, mais aussi d’un affranchissement par rapport aux scories du passé. Deux faces qui paraissent inséparables.
Ainsi, j’ai souvent entendu Pascal Girardet, CEO du Groupe Sogestran, armateur français présent sur le fluvial et le maritime, comparer l’entreprise à un enfant à qui l’on donne tout et qu’il faut pourtant savoir laisser vous échapper et vivre sa vie sans vous. Il le raconte au travers d’une métaphore assez singulière : “Pendant des années vous pétrissez la pâte et, à un moment donné, vous la laissez travailler seule. Des choses se passent que vous n’attendiez pas. Il ne faut surtout pas remettre complètement les mains dedans, car vous allez casser quelque chose. C’est une bonne chose. Mais c’est aussi un sacrifice. Car cette entreprise, ce sont vos tripes !” Et de conclure : “Le travail sur la vision aide à faire ce cheminement. Il y a elle, et il y a vous”.
Thibaud Daron évoque le même enjeu, du point de vue d’un dirigeant qui reçoit une entreprise en héritage. Lui parle, comme en décalque du deuil évoqué par Pascal, d’une nécessaire purification qui pose les fondements de la pérennité : “ Les fondateurs sont souvent des personnalités fortes, et c’est pourquoi la gestion de l’héritage n’est pas simple. Quelqu’un arrive à un moment donné, qui essaie de donner une autre dimension à l’entreprise, d’ancrer plus solidement les choses, pour qu’elle perdure. Quelqu’un qui reprend ce potentiel familial, le restaure dans toute sa puissance mais aussi le libère de ce que le lien au fondateur peut avoir de bloquant – voire de destructeur. Parce que ce potentiel est une force, mais qu’il faut savoir gérer. Le travail sur la vision constitue un moment-clé dans ce processus de pérennisation. Une entreprise familiale qui dure c’est en effet beaucoup plus qu’un génie des affaires, c’est un projet qui traverse les générations. Il faut donc retrouver et libérer de leur gangue les aspirations fondamentales présentes dès l’origine. Quelque chose qui vaille la peine d’être cultivé. Une vision”.
Le réancrage à l’ADN apparaît partout comme un moment essentiel dans un travail sur la vision. Mais il se teinte dans ces entreprises d’une nuance qui invite à se poser la question du filtrage à opérer : Que faut-il garder ? De quoi faut-il s’affranchir ? Et pourrait-il en être autrement, dans des entreprises à ce point marquées par des histoires d’hommes…
3. SE CONCENTRER SUR LA RAISON D’ÊTRE ET LES VALEURS
Dans une entreprise familiale, encore davantage qu’ailleurs, mettre à jour la raison d’être et les valeurs apparaît indispensable avant de se projeter vers l’avenir. C’est la troisième chose qui m’a sauté aux yeux.
Thibaud Daron dit ainsi de façon assez radicale : “Si vous me demandez quel est le composant de la vision qui joue le plus un rôle fédérateur, je vous répondrai : ‘Dans une entreprise cotée : les ambitions, la stratégie’. Sauf exception, on investit de l’argent pour avoir un retour sur investissement. Dans une entreprise familiale, le choix d’investir ou de rester investi se fait d’abord sur la raison d’être. On adhère d’abord à un projet, à ce que représente l’entreprise. Et ça ne peut pas être du pipeau, car les renoncements financiers et les sacrifices personnels sont trop importants ”. Et de résumer : “Au fond, la valeur qu’on accorde à une entreprise en bourse n’est pas du même ordre que la valeur qu’on attache à une entreprise dans une famille”.
Marc-Antoine Girardet parle au fond la même chose, mais en situant les choses sous l’angle des valeurs : “Mon père a dit à son équipe : ‘Vous pouvez changer tout ce que vous voulez : le business, l’organisation, absolument tout ! Il y a un truc que vous ne toucherez pas : les valeurs ! Parce que si vous touchez aux valeurs, l’âme de l’entreprise n’y survit pas’. C’est ça l’enjeu : pour nous, pour notre famille et pour les salariés qui ont choisi de travailler ici, ce qui est important c’est de préserver son âme. Pas juste qu’elle dure ou qu’elle rapporte”.
Les entreprises familiales ne sont sans doute pas les seules où la pérennité du projet a cette place centrale. Mais l’engagement des actionnaires et – souvent – les sacrifices personnels des dirigeants expliquent sans doute que la raison d’être et les valeurs y occupent cette place singulière : lieu du réengagement et boussole stratégique.
Actionnaires au centre du jeu, valeurs et raison d’être first !, passage au tamis de l’ADN : le travail sur la vision dans les entreprises familiales présente, à l’examen, des enjeux et des particularités qu’on ne retrouve pas totalement ailleurs. C’est qu’il n’est pas question ici que de business : il est question d’hommes et de femmes qui – au fil des générations – s’efforcent de répondre présents à l’appel qui résonne à l’intérieur d’eux-mêmes : “Je retournerai à la poussière. Mais ce qui restera après moi c’est d’avoir participé à faire grandir cette entreprise pour la transmettre à la génération d’après. Si je fais ça, j’aurai fait le boulot”.
Témoignage de Thibaud Daron, DG du groupe Daron :