Par Eléonor Simiu
Comment se fabrique une stratégie : chasse gardée de spécialistes ou confrontation de points de vue ? Analyses et entretiens, ou intuitions et créativité ? On porte aux nues – ou on voue aux gémonies – des gourous, une méthode miracle, ou encore le bon sens du terrain et la puissance de l’intelligence collective. Au-delà des modes, comment réunir et doser les ingrédients d’une stratégie qui appuie sur les bons leviers, mobilise les équipes et, surtout, s’avère gagnante ?
Pendant dix ans, j’ai été consultante puis directrice d’étude dans le conseil en stratégie. Mon travail consistait à mener des analyses, réaliser des entretiens, rédiger un rapport et émettre des recommandations sur la stratégie de mes clients. Ces dernières années, au fil des missions menées avec mes associés, j’ai peu à peu fait évoluer mon métier. Nous apportons à nos clients des bases sur les concepts, des processus, une aide à la formulation mais ce sont bien eux qui portent le contenu du diagnostic, de la ligne stratégique, du plan d’action. Les comptes-rendus sont moins léchés, les analyses moins exhaustives. Il n’empêche. Une approche collective de la stratégie présente de nombreux avantages.
Penser pour les autres
Le premier intérêt, c’est de sortir de son silo, d’enrichir la compréhension de chacun, de mettre en commun les expériences, les façons de voir, de s’entraider. Comme l’explique Valérie Clech, DRH de l’entreprise spécialisée dans la valorisation de pratiques durables Ecocert, « d’habitude chacun travaille dans son coin et présente aux autres, au moment des réunions de Comex, la stratégie de sa fonction. Comme on présente quelque chose de fini, on ne se challenge pas beaucoup. Mais quand on prend le temps d’élaborer en commun la stratégie, les différences d’opinion s’expriment plus facilement ». Yves Brouchet, Directeur Général du leader des stations de lavage auto Eléphant Bleu, exprime ainsi les bénéfices d’un travail en commun du Comex sur les axes stratégiques : « On mélange les compétences, on ouvre les esprits hors de leur champ de vision. On ne pense pas seulement à sa spécialité, son service. On est obligé de penser pour les autres. »
S’aligner sur les arbitrages difficiles
Le deuxième apport d’une démarche participative c’est que cela pousse à se hisser à un niveau de Direction Générale. Cela peut paraître surprenant, mais même au niveau d’un comité exécutif, les directeurs n’ont souvent pas une vision globale. Au quotidien, de nombreuses forces poussent à se concentrer sur son domaine, sur les intérêts de sa Business Unit. Valérie Clech témoigne : « Souvent on entend : “ on n’investit jamais chez moi ”, ou encore “ moi j’ai besoin de ça – tant de budget, tant de personnes – sinon je n’arrive pas à fonctionner. ” En définissant ensemble le plan stratégique, en le chiffrant ensemble à grosses mailles, on s’extrait des logiques territoriales, on s’aligne progressivement. Le directeur technique d’Ecocert, Jérémie Vidal, complète : « on dépasse la confrontation parce qu’on appréhende la logique d’ensemble. On comprend mieux les arbitrages dans l’allocation des moyens. On est plus à même d’admettre des changements de priorité, d’accepter quand ça atteint notre périmètre de responsabilité, plus enclin à faire des efforts. On sait que c’est en équipe qu’on gagnera. »
S’approprier la stratégie
Le troisième intérêt d’une démarche collective, c’est la compréhension, la conviction qu’on mûrit ensemble, et l’engagement qui en naît. Valérie Clech évoque a contrario une précédente expérience : « le dirigeant avait l’impression d’expliquer tout le temps la stratégie, de se répéter sans cesse, il estimait qu’elle n’était pas comprise, pas appliquée … C’était une grande frustration pour lui. Mais c’est difficile de décliner une stratégie quand on n’a pas vraiment été impliqué ». Jean-François Tomasin, directeur de la stratégie d’ABF Ingredients (un groupe spécialisé dans les ingrédients à forte valeur pour l’agro-alimentaire et la pharmacie) explique : « Ce n’est pas en convoquant à une réunion des opérationnels qui s’assoient, écoutent, repartent qu’on les embarque … Bien sûr, cela prend de la ressource et du temps d’impliquer les opérationnels dans un projet de stratégie, mais à la fin, c’est du temps gagné pour tout le monde. » Du temps gagné car les contraintes terrain auront été anticipées, les résistances prises en compte, pour construire une stratégie plus robuste et qui suscite davantage d’adhésion. Comme le dit Yves Brouchet, « l’équipe mûrit la stratégie au fil des séances, on gagne en engagement. » On se donne plus de chances de déployer et de réussir ce qu’on a pensé ensemble.
Des études pour nourrir la discussion
Quand on évoque ces constructions de stratégie réussies “en interne”, l’engagement qu’elles génèrent mais aussi la qualité du contenu, on peut se demander : alors, les rapports de cabinets de conseil, ça ne sert à rien ? En fait, nos clients combinent souvent des études déléguées à des consultants ou à la cellule stratégie avec une élaboration collective menée par l’équipe de direction. Les approches sont complémentaires.
Instiller un état d’esprit d’enquêteur
Anne Jarrety, qui a une expérience à la fois de consultante en stratégie, notamment chez Mars and Co, et de directrice de la Stratégie dans le groupe familial Pochet, évoque des allers-retours entre instruction et élaboration collective, dans le cadre d’une stratégie de diversification. « La cellule Stratégie commence par mener une étude sur les « règles du jeu » du marché dans lequel on voudrait se lancer, les atouts de l’entreprise transposables dans la nouvelle activité, les forces en présence. Ce travail nourrit un temps collectif avec les Ventes, le Marketing, les Opérations. Les participants se projettent dans la nouvelle activité, évaluent les conséquences pratiques. Cela aboutit à resserrer le champ des possibles, à orienter les investigations. La direction Stratégie peut repartir « creuser », construire un business case plus précis. »
Davantage que les outils, l’essence du conseil en stratégie, c’est peut-être avant tout un état d’esprit. Comme dit Anne Jarrety, « une étude de stratégie, c’est comme une enquête policière » — avec la patience et la rigueur que ça implique. Il faut se poser les bonnes questions, investiguer, être prêt à abandonner une idée séduisante, jusqu’à ce qu’enfin se dessine la ligne stratégique. Quand nous accompagnons un comité de direction dans l’élaboration de la stratégie, c’est cet état d’esprit que nous nous efforçons d’insuffler.
Dans la démarche, ça se matérialise de deux façons. Tout d’abord, il s’agit de prendre le temps, avant de parler du plan à cinq ans, de faire le diagnostic de la situation actuelle – “s’aligner sur la photo avant de parler du film”. Ensuite, cela implique d’aller chercher de l’information, confirmer ou infirmer ses idées sur les tendances à l’œuvre dans ses marchés, chez les clients, la concurrence… Cela requiert un temps long, qui n’est pas celui d’un séminaire. Nous incitons ainsi nos clients à mener ce que nous appelons des « explorations » : rencontrer des parties prenantes clés, en abordant avec eux des sujets à un niveau différent de d’habitude, en allant chercher d’autres interlocuteurs que les interlocuteurs habituels. Il s’agit de se mettre à l’écoute, pour étayer et préciser les intuitions, se laisser surprendre par des éléments insoupçonnés, pour peu à peu se forger une meilleure compréhension du terrain de jeu.
Cela ne va pas de soi pour des directeurs qui ont l’impression que « leur marché, ils le connaissent ! », qui voudraient obtenir des réponses rapides, qui sont pressés de passer à l’action. Et pourtant il faut résister à la tentation d’aller vite. Car cette enquête, ces explorations aideront à ouvrir les yeux sur des menaces, changer la perception sur un métier négligé, s’ouvrir sur d’autres façons de faire, aborder des sujets jusqu’alors tabou … Elles donneront plus de profondeur, de consistance aux lignes stratégiques.
Il n’y a qu’avec le temps qu’on saura si la stratégie était la bonne. Et quelle que soit la qualité du travail accompli, il y a toujours dans la réussite une bonne part de chance. Mais quand les équipes sortent d’un travail sur la stratégie confiantes dans le sérieux du diagnostic réalisé, enthousiastes quant à la voie qui s’ouvre, vigilantes sur la réalisation, un patron peut se dire qu’il s’est donné toutes les chances de réussir.
En prime, nous l’avons souvent observé, un travail collectif sur un sujet aussi exigeant que la stratégie change la dynamique de groupe, parfois plus efficacement qu’une discussion frontale sur le fonctionnement collectif. En tâtonnant ensemble, en faisant l’effort de dépasser le point de vue et l’intérêt de son service, en élaborant ensemble une stratégie cohérente et solide, on construit vraiment le collectif de direction.