Par Jean-Gabriel Kern.
Je fais le yoyo depuis plus de dix ans au sein des organisations. Parfois plus proche de la tête. Parfois plus proche de la base.Partout ou presque, j’ai été confronté au même problème : un management intermédiaire trop peu aligné – voire franchement désaligné – sur la stratégie. Partout ou presque, c’est le même constat : peu d’opposition, peu de contestation ouverte, mais des courroies de transmission distendues, et une énorme perte en ligne. Ni remontée franche des problèmes, ni mise en œuvre résolue de la stratégie, mais un consensus de façade et une torpeur faisant – in fine – gentiment échouer des transformations qui étaient pourtant, parfois, des questions de survie. Alors, comment remédier à ce problème et embarquer ceux qui ont les clés pour faire réussir ou échouer les transformations ?
Pour trouver une réponse à ce problème, j’ai pris mon bâton de pèlerin. Je suis allé écouter certains de nos clients et quelques-uns de mes associés. Tous s’étaient frotté d’assez près au sujet pour perdre un bon nombre de leurs illusions. De ces entretiens, j’ai retiré trois insights.
L’œil du manager de transition : arrêter la com, écouter les managers
Philippe Pichlak a remis d’aplomb depuis 20 ans de nombreuses boutiques. Il est reconnu pour la qualité de ses diagnostics et sa capacité à remettre les trains sur des rails. Le personnage est haut en couleur.
Son point de vue sur le sujet est net et provoquant : « Le management intermédiaire, ce sont les mal-aimés des 20 dernières années. On a d’abord “strarifié”, “gourouifié” les patrons. Avec l’entreprise libérée, on a ensuite expliqué que les salariés étaient tous naturellement excellents et qu’ils ne devaient leur manque de performance qu’à la médiocrité de leurs managers. Résultat : on a complètement négligé, et même humilié, le management intermédiaire ».
Une illustration ? « Quand un patron va dans une usine, il va taper sur l’épaule des ouvriers, remettre des médailles, saluer l’employé du mois. Mais la plupart du temps il n’a pas cinq minutes pour les managers de terrain et le patron du site. Tout ça c’est de la com’, pas du management ». Les intentions sont bonnes, mais, pour Philippe, le premier perdant est le dirigeant lui-même : « Aujourd’hui, ce que vit un patron, c’est le Vendée Globe : tu connais le point de départ et le point d’arrivée. Mais, pour le reste, tu ne sais rien : tu ne sais pas ce qui t’attend, tu ne sais pas le temps que ça va prendre, tu ne peux pas anticiper grand-chose. Donc tu as besoin de ceux qui savent, et ce sont tes managers intermédiaires. Si tu ne les as pas avec toi pour réfléchir à la route à prendre et t’aider à traverser l’océan, tu n’arrives à rien ». D’où un renversement de perspective radical, politiquement incorrect mais plein de solide bon sens : « Il faut arrêter de n’écouter que les salariés, et écouter un peu plus les managers. Les salariés peuvent te dire ce dont ils ont besoin, leurs problèmes, etc. mais ils n’ont pas de vision. Quand tu les écoutes, tu te retrouves avec des listes à la Prévert, des demandes ou des idées vis-à-vis desquelles tu ne pourras être que déceptif. Et, au passage, tu auras enjambé ton management et tu auras généré d’énormes frustrations chez lui. Il est beaucoup plus rapide et beaucoup plus efficace de se mettre à l’écoute du management. Ils ont à la fois plus de hauteur de vue que les salariés et une meilleure connaissance du terrain que toi ».
Une première clé donc : écouter ces hommes qui sont à mi-chemin entre le terrain et le cockpit, construire avec eux. Mais une clé qui suppose d’affronter lucidement un frein : « Le problème c’est que, quand tu es dirigeant, il est difficile de partager le pouvoir. Quand tu écoutes le salarié, tu ne lâches rien, et c’est très valorisant pour ton image de patron. Mais si tu mets ton management dans la boucle, tu dois apprendre à lâcher des choses et à co-construire ».
L’éclairage des consultants : sortir de l’évitement soft, remettre de la confrontation
Si je me tourne vers mes associés Emmanuel Mas et Frédéric Haumonté, le constat est similaire : « Le management intermédiaire est structurellement dans une position compliquée : ils doivent mettre en œuvre un truc auquel ils n’adhèrent pas complètement, car leurs contraintes n’ont pas été prises en compte ». Le problème n’est donc pas d’abord un problème de sens, contrairement à ce qu’on dit trop souvent : « Ils comprennent bien pourquoi il faut faire ce qu’on leur demande de faire. Mais ils voient aussi que ce sera très difficile de le mettre en œuvre. Comme les patrons décident souvent sans vraiment comprendre ce qui se passe en dessous, quand ils font un plan, au moment de le déployer, ça ne marche pas. Parce que les contraintes du terrain ne sont pas prises en compte ».
Que faire alors, à la place qui est la nôtre ? Si nous regardons le réel de nos missions passées pour en tirer des apprentissages, une chose émerge : « Ce qui semble bien marcher, c’est quand nous aidons la direction et le management intermédiaire à sortir de l’évitement, c’est-à-dire de l’écoute polie, du dialogue feutré. En fait ils ne savent pas s’engueuler : le patron a peur de faire taire tout le monde s’il dit ce qu’il pense, et son management a l’impression de risquer sa tête s’il parle. Donc le patron se retient, et les managers ne vont pas au bout de ce qu’ils ont à dire. En fait le système évite la confrontation ».
Une clé donc : créer un cadre où l’on peut affronter les vrais sujets en toute sécurité. Créer des « permissions de s’engueuler », des endroits où on se parle vrai, mais d’une façon qui permet d’avancer. Mais une clé qui comporte un risque : trop prendre ces moments de vérité en charge : « Si tu essaies de parler pour ceux qui ne parlent pas, tu te feras éjecter du système. Un système qui évite la confrontation ne te laissera pas dire ce que les gens n’arrivent pas à se dire. Même s’ils ont l’air d’attendre ça de toi… ». Il s’agit donc de créer les conditions, pas de nous substituer. Chacun sa place.
Le point de vue du patron opérationnel : faire monter les managers dans le cockpit
Pendant sept ans, Jean-Pierre Annone a été à la tête de l’un des derniers sites industriels français d’un géant du CAC 40. Cette usine jouissait d’un statut à part. Beaucoup s’y sentaient un peu trop à l’abri, et Jean-Pierre a rapidement vu un piège dans ce sentiment de sécurité. Cette usine ne pouvait pas se contenter de devoir sa survie à la solide tradition sociale du Groupe, ou au fait d’être un symbole intouchable de son enracinement français. Il lui fallait démonter son excellence, se rendre irremplaçable : « Nous ne pouvions pas accepter de ne devoir notre survie qu’à l’indulgence. Ces choses ne durent qu’un temps, et nous n’aurions pas été maîtres de notre destin. Je voulais que nous construisions quelque chose de plus solide ». Il fallait donc « réveiller la belle endormie » : « Quand je suis arrivé, c’était le surnom qu’on donnait en interne à l’usine. Nous étions dans un endormissement tranquille, nous vivions dans une illusion de sécurité ».
Mais comment mobiliser derrière soi des équipes habituées à ne pas atteindre objectifs sans en sentir les conséquences ? Comment monter au combat avec un management indolent ? « Nous avons organisé un séminaire qui j’avais baptisé “Veillée d’armes”. Je voulais mettre les gens face au danger. Je voulais qu’ils soient confrontés de façon violente à ce que nous risquions, au réel : nous risquions une fermeture déguisée, une mort lente, et ce que nous avions jusqu’ici montré de notre capacité à inverser la tendance n’avait pas de quoi rendre optimiste. Le premier alignement que nous avons fait, c’est donc un alignement de perception, sur nos faiblesses dramatiques et ce que nous risquions. Les gens ont découvert qu’ils étaient dans une boîte qui n’était pas celle qu’ils imaginaient. Ça a fonctionné : ça a été le début d’un vrai sursaut ».
J’ai ensuite été témoin de la façon dont Jean-Pierre a continué – au-delà de ce moment fondateur – à garder ses équipes face réel. Je l’ai vu par exemple réinjecter de l’inquiétude en les confrontant au regard de leurs clients internes, à un moment où les premiers succès engrangés exposaient à « l’illusion d’avoir fait le job ». Encore et encore, donc, les faire monter dans le cockpit, lieu d’insécurité, où l’on voit clair sur ce qu’on a face à soi. Mais en faisant de ce cockpit un lieu de sécurité sur un autre plan : « Les hommes, tu ne leur mens pas.
Je me suis efforcé de cultiver leur insécurité sur la situation dans laquelle nous étions mais de construire de la sécurité dans la relation entre nous.
Je me suis beaucoup posé la question : qu’est-ce qui fait avancer les gens ? Un jour j’ai eu une révélation : je m’interdis de dire aux gens ce qu’il faut faire, je leur donne à voir ce qui va se passer si on ne fait rien. Les gens ne peuvent plus nier la situation. Si la relation de confiance est solide, ils se bougent et t’amènent les bonnes solutions ».
De cette expérience émerge donc une troisième clé : travailler d’abord sur un alignement de perception, en en faisant l’occasion de construire un lien humain solide. Philippe Pichlak ne dit pas autre chose : « On se dit la vérité, on réfléchit ensemble à ce qu’on va faire, et ensuite on s’ouvre les veines pour se promettre qu’on va le faire ensemble ». Faire corps pour regarder le tigre droit dans les yeux.
Trois clés donc. La première invite à descendre pour écouter ses managers. La seconde invite à les faire monter pour augmenter leur conscience des enjeux. La troisième clé invite à s’engueuler un peu plus avec eux. Tout n’y est pas, c’est certain. Mais il y a déjà de quoi faire… surtout si tout ceci est l’occasion de construire un pacte de confiance solide avec eux.