« Si je dis vrai » je peine à expliciter simplement l’expression Game-Changing Conversations. Bien embarrassante difficulté puisqu’il s’agit de notre raison d’être chez La Boétie Partners ! Or ces Game-Changing Conversations restent mystérieuses. Comment les définir ? Quels résultats en attendre ? Comment traduire Game-Changing en français ? Si j’écoute isolément chacun de mes associés, quelques caractéristiques simples apparaissent. En revanche, lorsque je juxtapose la diversité de leurs pratiques, les points communs se dérobent.
Transportons-nous au Nord de la banlieue parisienne pour que vous puissiez juger par vous-même.
Un immeuble moderne et morne. La salle de réunion borgne et sans grâce constitue le décor fonctionnel d’un équipementier automobile. Les dirigeants luttent depuis trois ans pour installer au niveau mondial l’utilisation d’un progiciel de gestion des forces de vente. Les vendeurs ne l’utilisent pas et les dirigeants peinent à comprendre les résistances. Ils n’écoutent personne. La réunion démarre. Les trois slides explicitent « le vécu » de l’équipe de consultants. Il faut dire que la mission a été rude. L’équipe a souffert de découvrir des commerciaux avides de changements comme d’écoute. Elle a souffert de ne pas être entendue, elle non plus, par les dirigeants. Après plusieurs mois de conversations infructueuses, l’équipe a décidé de parler de son vécu à elle. Après dix minutes, par effet miroir, les dirigeants commencent à échanger entre eux sur « des points qu’ils n’avaient pas abordés jusque-là », c’est-à-dire leurs difficultés réelles. Leur conversation dure presque une heure et demie. « Ça fait du bien de se dire la vérité, ce n’est pas agréable mais ça fait du bien » concluent-ils. Cette Game-Changing Conversation leur a permis de mieux comprendre leurs leviers d’action.
Communauté d’hommes pressés par le temps industriel, ils n’avaient pas l’occasion d’échanger en profondeur. Aidés par l’effet miroir, des gens opérationnels et pressés, un peu « taiseux » avouons-le, prennent le temps de se parler de leurs difficultés et ainsi de mieux se comprendre entre eux. Ils arrivent alors à mieux appréhender le comportement de leur organisation. Serait-ce cela une Game-Changing Conversation ? Attention à ne pas conclure trop vite, nous n’avons ici qu’une des pratiques…
Partons en Espagne nous verrons que l’intégralité du mystère est loin d’être dissipée :
Centre de Barcelone, au Sud de l’avenue Diagonal, un immeuble de verre et d’acier, symbole de l’architecture catalane moderne. Une salle de réunion cossue réunit les associés dirigeants d’un des plus importants cabinets d’avocats d’affaires de la péninsule ibérique. Ces dirigeants aspirent à modifier profondément leur modèle de partnership. Ils investissent depuis plusieurs mois beaucoup de temps à écouter les différents points de vue. Pas de slide. La discussion suit un protocole précis, de ceux que nous aimons bien chez LBP. Lorsque chacun a parlé en respectant son tour, un grand silence se fait. Puis les échanges reprennent sur un ton apaisé, tous cherchent à comprendre. Le climat de discussion change. Il n’est plus nécessaire de faire respecter le protocole : les participants le suivent naturellement. Ils discernent peu à peu le ton avec lequel parler au reste du partnership.
Ici, on le voit, la Game-Changing Conversation concerne des professionnels de la parole, des avocats, aux antipodes de ces industriels peu loquaces. Ils prennent depuis longtemps le temps de se parler et de chercher à s’écouter et pourtant cette conversation-ci se révèle game-changing. Pourquoi ? Parce qu’elle suit un protocole permettant d’écouter plus en profondeur ? Parce qu’elle les amène à discerner la voix avec laquelle parler aux autres associés pour intégrer tous ces points de vue ? Certes. Cependant ces deux résultats n’ont que peu à voir avec le cas précédent. Le mystère s’épaissit. Lecteur attentif, vous aurez noté que dans les deux cas la discussion débouche sur une autre compréhension de la situation. Est-ce cela une Game-Changing Conversation : aboutir à une autre compréhension de la situation, que ce soit en suivant un protocole d’écoute ou en utilisant l’effet miroir ?
Partons dans l’Est de la France vérifier si l’hypothèse formulée épuise le mystère :
Sur les bords du Rhin, près de Strasbourg, dans un bâtiment extérieurement ancien rendu intérieurement quelconque par la magie administrative une quarantaine de personnes sont réunies pour écouter des consultants de La Boétie Partners. Le public, aux aguets, traque la moindre infidélité dans la restitution des groupes de travail. L’ambiance se tend tellement que certains menacent de quitter la salle. Après une première altercation suite à un mot maladroit, la présentation peut démarrer. Une fois les participants rassurés par la sincérité de la restitution, la conversation s’engage. A quarante. Aussi étonnant que cela puisse paraître, elle débouche sur deux décisions, eux qui n’en avaient prise aucune depuis trois ans.
Deux décisions prises : nul doute que pour nos quarante participants ce fut Game-Changing, d’autant plus que ces décisions furent appliquées. Mais alors une Game-Changing Conversation, ce n’est pas uniquement une conversation qui débouche sur une autre compréhension de la situation. Elle doit déboucher sur des décisions ? Si nous reprenons les deux exemples précédents nous pourrions sans doute dénicher une décision résultant de ces conversations. Alors ce serait cela le mystère des Game-Changing Conversations ? Réunir des gens qui se parlent peu pour qu’ils s’écoutent, mobiliser pour cela l’effet miroir, un protocole de conversation ou une fidèle restitution, et les laisser prendre des décisions ?
Partons en montagne vérifier si nous avons percé le mystère :
L’Alpe d’Huez au mois de décembre n’est pas encore bondée. C’est sans doute pour cela que le comité de direction avait décidé de s’y retrouver afin de préparer la grande journée qui allait réunir les 1000 dirigeants du groupe au mois de mars suivant. Malgré le ciel radieux, les nuages de stress restent palpables. Comment allait-on bien pouvoir s’y prendre ? Qu’allait-on bien pouvoir dire à ces 1000 ? Et comment concilier les messages, le protocole, la réponse aux questions critiques qui agitent le corps social et préoccupent ces dirigeants. Sans parler du casse-tête des différentes langues… Un de nos associés expose les lignes de conduite que nous proposons pour tenir une bonne conversation. Le climat change. Du stress il passe à l’écoute. De mémoire de Codir« on n’a jamais eu de conversations comme ça ». Pourtant rien de spécial ne ressort de la discussion. Aucune décision majeure. Un vague accord sur le fait que l’on vise une étoile sans pouvoir réellement définir ce qu’elle représente. Et pourtant cette conversation, « l’Alpe d’Huez », restera comme un moment fondateur.
Donc non, une Game-Changing Conversation ne débouche pas nécessairement sur une décision. Elle peut mobiliser l’effet miroir, un protocole de conversation, une fidèle restitution ou simplement les trois lignes de conduite, mais elle ne débouche pas nécessairement sur une décision. Alors au moins concerne-t-elle un groupe n’est-ce pas ? Mais oui, c’est ça, dans tous les exemples cités il s’agit de discussions de groupe.
Allons vérifier en bord de mer cette hypothèse sur une cinquième situation :
Le Port du Havre est une mosaïque industrielle parsemée de parking, de conteneurs de toute forme et d’immeubles bas. Dans un de ces bâtiments dignes représentant de l’architecture des trente glorieuses, un dirigeant reçoit un de nos associés. En tête à tête. Et ils parlent. Au début simplement du ressenti de notre associé, qui est perdu comme devant un puzzle incomplet. Et puis comme ce qu’il ressent, par effet miroir, fait écho à ce qui se passe pour le dirigeant, d’autres morceaux du puzzle apparaissent. L’orientation du séminaire de direction change radicalement, les mots prennent un sens nouveau. Le puzzle se complète. Les morceaux s’agencent. La confiance s’installe.
Cette conversation a deux a bien changé la donne, le client le dira. Elle déboucha sur plusieurs décisions, mobilisa l’effet miroir. Mais de groupe point. Alors, si on peut avoir des Game-Changing Conversations à deux, qu’est-ce qui les caractérise ? Ni le groupe, ni la décision, ni la compréhension. Bon, mais si je reprends tous nos exemples, elles semblent fluides ces conversations, et puis ce sont des surtout des mots, elles sont orales. Alors ce serait cela ? De fluides conversations orales ?
Retournons à Paris pour vérifier notre hypothèse sur une nouvelle situation :
Lorsque le directeur général arrive dans nos bureaux de la rue La Boétie il a eu le temps de lire et de relire le mémo de deux pages décrivant notre vision de la situation que traverse son organisation. Cette lecture l’a énormément déstabilisé. Les constats sont vrais, le fonctionnement précisément décortiqué, les responsabilités réparties de manière fine. Malgré la justesse de l’analyse il ne voit pas quoi en faire. Cette note ne fait pas encore diagnostic. Pour lui c’est une situation très difficile à vivre. La conversation avec notre associé l’aide à trouver la voie, à orienter son organisation dans une direction qu’elle ne savait pas prendre auparavant.
Cette conversation fut Game-Changing. Elle a commencé avec de l’écrit. Elle ne fut pas seulement orale. Ce mémo constitua un élément-clef, la base et le starter de la conversation. Vu l’état émotionnel du dirigeant lorsqu’il franchit la porte de nos bureaux, nous ne pouvons qualifier de fluide cette conversation. Pourtant, ce tête-à-tête a changé la donne pour toute l’organisation. Donc nous pouvons légitimement le qualifier de Game-Changing Conversation même si malheureusement cela ne dissipe pas notre mystère.
… La fin du mystère ?
Alors quoi ? Me voilà perdu. Les Game-Changing Conversations peuvent réunir deux, dix ou 40 personnes, déboucher sur une meilleure compréhension des autres, de l’organisation, des problèmes, ou sur des décisions, ou sur rien. Avoir besoin d’oral, d’effet miroir, de mémos écrits, de fidèles restitutions, de protocoles de conversation, voire simplement de présence. Se dérouler avec des personnes habituées à parler, ou secrètes. Bref je peine à trouver l’unité. A moins que… Une constante précieuse semble présente, bien qu’elle ne soit citée dans aucun exemple : une certaine forme de vérité. Dans l’ordre : la vérité du vécu de l’équipe, la vérité de chacun des dirigeants écoutés grâce au protocole, leurs vérités rapportées par un tiers lors d’une fidèle restitution, ma vérité en tête à tête, notre vérité canalisée par les lignes de conduite, votre vérité modélisée dans un mémo. Simplement plus de vérité que d’habitude. Et un résultat qui diffère de l’habitude.
Suivant cette piste, la clef du mystère résiderait dans l’augmentation du niveau de vérité. Qu’est-ce que le niveau de vérité ? En paraphrasant Will Schutz nous pouvons le définir comme la qualité des propos échangés en ce qu’ils reflètent bien ce que chacun pense et ressent réellement (sincérité ou vérité interne) et le réalisme de ces propos par rapport au monde réel (vérité externe ou conscience). Animer une Game-Changing Conversation c’est chercher à augmenter ce niveau de vérité, whatever it takes, que cela demande un mémo écrit, des protocoles de discussions, des lignes de conduite ou simplement de partager avec le client son ressenti. Toutes ces modalités ne visent qu’une seule chose : permettre d’augmenter le niveau de vérité de la conversation, c’est-à-dire que les personnes puissent dire plus de choses que d’habitude en étant plus conscientes que d’habitude de ce qui se déroule. Et une fois le niveau de vérité augmenté, la conversation qui en découle se révèle Game-Changing, le résultat surprenant.
Après plusieurs années de pratique, j’ai réellement la conviction que le mystère des Game-Changing Conversation, consiste à trouver comment faire en sorte qu’un groupe augmente son niveau de vérité. Les moyens d’y arriver sont rarement les mêmes et chaque situation garde une part de mystère. Pourquoi ce mystère ? La vérité qui m’est accessible ne sera jamais que ma vérité. Elle conservera toujours une part mystérieuse. Mystère intime, personnel, que je n’ose pas communiquer, ou mystère inconscient induit par une situation dont je ne saisis que partiellement les ressorts. Ces mystères caractérisent la nature humaine dans ce qu’elle a de singulier et de collectif. Deux personnes ne pourront jamais totalement se comprendre, c’est ce qui fait la beauté et la difficulté d’une relation, d’une conversation. Un dirigeant ne pourra jamais totalement comprendre les ressorts de l’organisation dont il a la charge. C’est la surprise dont parle Crozier, cette surprise qui fait la difficulté et la beauté de l’action collective.
Par définition, une Game-Changing Conversation donne d’excellents résultats. Mais chaque conversation gardera toujours une part de mystère, une modalité à discerner, une surprise humaine à découvrir. « Si je dis vrai », c’est pour ça que nous les aimons tant.