Par Thibault Vignes.
Les dirigeants appellent de leurs voeux ces « conversations qui changent la donne » dans des contextes à fort enjeu : transformation, vision partagée, réorganisation notamment. Par leur posture, leur approche, ils ont beaucoup d’influence sur ces moments collectifs.
Mais en tant que « simple » participant, peut-on délibérément favoriser ces conversations ? Nous avons exploré cette question avec mes associés, à partir de situations dont nous avons été les témoins et, souvent, les facilitateurs. Des bonnes pratiques se dégagent.
Partager une intention sincère, forte et constructive
Disons-le franchement : les « Game-Changing Conversations » portent sur des sujets à fort enjeu — une façon polie de dire : de vrais problèmes. Et c’est bien pour cela qu’il y a lieu de « changer le jeu ». Bien souvent, la première difficulté, c’est qu’on ne sait pas bien par où « attraper » le problème. Parce qu’il est au croisement d’intérêts divergents, ou qu’il fait l’objet de désaccords profonds, qu’il est trop vaste et complexe, ou encore qu’on a peur d’être mal interprété et de blesser. Dans ces cas-là, la conversation gagne à être orientée non pas par un objectif de livrable, difficile à formuler et souvent réducteur, mais par une intention forte, claire, et constructive.
« Notre entreprise doit se transformer et elle en est capable, j’en ai la conviction. C’est vous qui savez comment réussir cela, c’est vous qui allez le faire, et c’est là-dessus que je souhaite que nous échangions aujourd’hui, sans langue de bois », annonce clairement un dirigeant à ses cadres dirigeants en début de séminaire.
Il faut retarder au maximum le moment de la discussion, afin que chacun explore et exprime sa représentation, et que les autres écoutent en cherchant uniquement à comprendre
C’est cette intention qui permet de garder le cap, surtout lorsque les échanges sont difficiles. C’est parce qu’elle est vraiment positive, constructive, qu’elle aide le groupe à dépasser les moments de doute, de frustration, et d’inquiétude. C’est un point de référence auquel on peut se raccrocher régulièrement. Une intention donne du sens à tous les efforts faits pour avancer. Elle oriente mais n’enferme pas les échanges, qui ont grand besoin de liberté pour que la solution, la voie à suivre se dégagent.
En tant que participant, n’hésitez pas à poser simplement la question lorsque l’intention ne vous apparaît pas clairement : « Excusez-moi mais je suis un peu perdu, que cherche-t-on au fond, pourquoi sommes-nous réunis ? ».
Créer la relation de confiance avec patience
Nous observons que les Game-Changing Conversations adviennent souvent après un certain temps, après un certain nombre de réunions de travail. Mais pourquoi toutes ces interactions sont-elles nécessaires ? Ne peut-on pas aller plus vite à l’essentiel ?
Au-delà de la complexité du sujet, atteindre le niveau de vérité requis dans les échanges nécessite que la confiance soit bien installée : il aura fallu s’apprivoiser, vérifier qu’il n’y a pas trop de danger à en dire un peu plus, à s’exposer, mieux saisir ce qui anime ou agite les uns et les autres. Tout cela suppose du temps, d’y revenir à plusieurs fois par « petits pas ». Certains voudraient que le groupe s’ouvre plus vite, y aille plus franchement. Pour eux, cela peut être frustrant ou même décourageant. Et puis un jour, sans crier gare, un échange d’une autre nature a lieu, de façon inattendue, et on réalise que toutes les discussions précédentes ont « préparé » ce moment. Sachez donc être patients : la bonne conversation arrivera quand elle voudra, où elle voudra, et c’est bien normal, car on ne tire pas sur une plante pour qu’elle pousse !
Petit conseil aux impatients : restez connectés à l’intention, c’est elle qui justifie le temps et les efforts pour construire le bon niveau de confiance.
Mettre tout sur la table
Nous sommes ici au coeur du parti pris de l’intelligence collective : en rassemblant un maximum de données, on augmente sa capacité à résoudre une équation. Sur les sujets complexes, les « données » qui nourrissent le débat sont de deux natures : les informations factuelles – appelons-les « le réel » – et les différentes lectures que l’on en fait – appelons-les « représentations ». Pour le réel, c’est surtout une affaire de préparation : il faut rassembler les faits, les constats clés, les chiffres essentiels, et les présenter d’une façon suffisamment neutre, pour éviter les levées de bouclier. Cela permet de mettre tout le monde à niveau, de discuter d’éléments fiables, et d’éviter de partir dans de mauvaises directions.
Un groupe de petite taille permet mathématiquement à chacun de dire plus de choses, d’avoir un sentiment de sécurité plus fort, et de mieux s’écouter
Pour les représentations, la clé réside dans un changement très fort par rapport aux conversations habituelles : il faut retarder au maximum le moment de la discussion, aider chacun à explorer et exprimer sa représentation, les autres écoutant et cherchant uniquement à comprendre. Il est tentant en effet de réagir, de rebondir, de contester ou d’abonder, de se jeter sur une idée séduisante ou de repousser un truc bizarre, stoppant ainsi le fragile flux qui consiste à « tout mettre sur la table avant d’en parler ». La conversation doit commencer avec l’accueil de toutes les sensibilités, parce qu’elles constituent des pièces du puzzle que l’on cherche à assembler. Lorsque vous participez à une conversation cruciale, aidez à « retarder la discussion » en commençant par vous contenir vous-mêmes !
Contentez-vous de poser des questions de clarification lorsque vous ne comprenez pas. Lorsqu’une réaction ou une critique vous brûle les lèvres, notez-les quelque-part pour pouvoir les exprimer le moment venu, et continuez à écouter.
Passer des « je » au « nous »
Nous venons de le voir, il faut certes que les « je » puissent s’exprimer, que chacun apporte sa représentation. Mais il va bien falloir réussir à passer au « nous » ! La « Game-Changing Conversation » est un moment collectif et décisif, où se construit dans le groupe une conscience partagée d’une menace (ou d’une opportunité), une décision de changement, ou encore une énergie d’action. Ce « nous », il faut réussir à le reconnaître, le faire émerger.
Passer des « je » au « nous », cela consiste à amener les participants à parler de ce qu’ils comprennent du « nous », et à partir de là, à se positionner au nom du groupe : « en entendant les différents points de vue, quelle décision vous semble la plus cohérente avec l’intention qui nous rassemble ? »
Parfois ce passage au « nous » est délicat, parce qu’on a l’impression d’être englués, un peu perdus, ou franchement bloqués. Ce qui peut énormément aider, c’est de repérer et solliciter des participants « porteurs du principe de solution ». Des piliers que le groupe écoute parce qu’il a confiance en eux, dans leur capacité de discernement et de recul dans les moments délicats où la dynamique peut basculer. Des piliers qui ont une capacité particulière à sortir le groupe de l’ornière, à se saisir d’un fil qui va permettre de repartir dans une direction résolutoire.
Et la taille du groupe ?
Y a-t-il une taille optimale ? Peut-on avoir une Game-Changing Conversation si on est très nombreux ? Sur la plupart des sujets complexes, les participants ont besoin de s’exprimer, d’être entendus et compris en petit groupe, avec suffisamment de « bande passante émotionnelle ». Un groupe de petite taille permet mathématiquement à chacun de dire davantage, d’avoir un sentiment de sécurité plus fort, et de mieux s’écouter. Les « Game-Changing Conversations » requièrent ainsi le plus souvent une forme d’intimité.
Pour autant, nous sommes aussi témoins de conversations qui changent la donne alors même qu’elles se déroulent en très grand nombre. Ainsi, par exemple, nous avons été frappés de l’impact de « conversations » au cours d’un séminaire rassemblant près de mille cadres dirigeants d’une grande entreprise, dans un contexte de changement culturel profond. En sortant, ils expriment eux-mêmes le changement produit par ce « momentum » : « nous avons eu, au cours de ce moment collectif, la preuve vivante du changement de notre modèle de leadership et de ce qui est attendu de nous en tant que dirigeants ». Ce qui a changé la donne ici, c’est l’expérience vécue par les participants, tout-à-fait analogue au changement de culture requis dans l’entreprise toute entière : se poser la question du sens, faire preuve de curiosité, se connecter, explorer ensemble, se poser les bonnes questions avant de plonger dans les réponses. Difficile de tirer une conclusion claire sur l’effet taille : il reste encore pour nous un sujet de recherche et d’expérimentation.
Au-delà de toutes ces bonnes pratiques, et plus profondément peut-être, les « conversations qui changent la donne » correspondent à une aspiration profonde des individus : vivre au sein de leur équipe une coopération de grande qualité. Essayez donc de mettre de côté ce qui, en vous, pourrait faire obstacle à cette aspiration : l’impatience, le cynisme, la position défensive.