Par Elisabeth Denécheau
Tout au long de notre vie nous traversons une multitude de passages délicats. Leur particularité est d’être des moments de remise en question, d’insécurité où nous sentons, nous savons qu’il va nous falloir faire autrement pour passer à l’action, et en même temps nous résistons à ce changement. Pour des professionnels aguerris, c’est souvent délicat car changer d’appui, c’est se sentir vulnérable alors qu’il leur est souvent demandé d’être fort. Il y a une remise en question sur ce qui pouvait faire socle, comme un combat intérieur.
Justine est à la tête d’une ETI familiale qui vient de réaliser la fusion d’une des sociétés du groupe avec une entreprise rachetée à la barre du tribunal 18 mois auparavant. Alors que financièrement la société semblait sortir du rouge, les courbes du redressement de l’activité s’inversent à nouveau et cela semble difficilement compréhensible. Des différences culturelles entre les deux entreprises fusionnées pèsent un peu sur le relationnel et l’opérationnel. Le nouveau DG, Philippe, est diversement apprécié mais rien d’extraordinaire dans une période de fusion ou tout au moins, c’est ce que pensait Justine…
Accueillir les critiques des salariés : un exercice difficile
Pour comprendre ce qui se passe réellement, nous réalisons un diagnostic partagé. La fusion des cultures des entités n’a pas eu lieu et certains salariés n’ont pas trouvé leur place. Il y a des « guerres intestines » et l’ensemble des salariés a du mal à pleinement se mobiliser, ce qui est préjudiciable pour la réussite de l’entreprise.
Philippe est mis en cause en raison de certains de ses comportements et imaginer simplement qu’une partie du problème puisse se nicher là risque d’être inaudible pour lui, que ça n’ait aucun sens au regard de tout ce qu’il dépense comme énergie pour redresser cette boite !
Accueillir les critiques des salariés est difficile pour un dirigeant. A la fois il est nécessaire pour le bien de l’entreprise qu’il en ait connaissance et en même temps cela peut, pour différentes raisons propres à chacun, être insupportable à entendre, notamment quand ça touche à des valeurs. Pour lui permettre d’entendre et d’en faire quelque chose au-delà du sentiment d’injustice et de la blessure que cela risque de susciter, il a été fondamental d’utiliser un cadre sécurisant pour la restitution.
Ce cadre existant avec Justine, nous avons fait une première restitution à trois. Il a été effectivement blessé par les propos qui ont été remontés, qu’on lui reproche ce qu’il pensait savoir bien faire et a trouvé injuste que tout ce qu’il réalise ne soit pas vu. Mais grâce à la présence soutenante de Justine en laquelle il avait confiance, Philippe s’est senti plus solide pour accepter les retours. Il a cru en Justine, en sa capacité à l’accueillir tel qu’il était, sans le juger. En faisant confiance à Justine, il a pu oser regarder cette forte dissonance et faire évoluer son comportement auprès de ses collaborateurs. Elle a eu un rôle « d’amortisseur ».
Accueillir inconditionnellement le dirigeant avec ce qu’il est, ses forces et ses fragilités est une clé pour qu’il puisse lui aussi trouver le courage de s’accueillir tel qu’il est. Pour cela, avoir un pair au sein de l’organisation qui aide à « digérer » l’information, en qui le dirigeant a confiance est soutenant.
Vouloir aller ailleurs oblige à prendre un nouveau chemin
Jean fait partie d’un club de dirigeants et est appelé à en prendre la présidence. C’est un dirigeant entrepreneur dans l’âme, qui va vite, aime embarquer son monde dans ses projets. Un de ces leaders qu’on qualifie d’ordinaire de « charismatique ». La difficulté dans cette prise de présidence est qu’il n’a pas de mandat précis et encore moins de feuille de route.
Il y a quelque temps, il l’aurait écrite lui-même, l’aurait faite amender à la marge, son charisme aurait généré adhésion, ou en tous cas il l’aurait perçu comme cela. Il a appris d’expériences passées que ça ne suffisait pas, que cela aurait été plus son projet que celui du club et qu’il aurait manqué du collectif pour que l’adhésion soit réelle.
En prenant la présidence de ce club, il veut que ce soit une œuvre collective, que ce soit l’affaire de tous. Il sollicite un accompagnement pour l’aider à faire différemment, l’aider à modérer voire à « renoncer » à son talent habituel en expérimentant l’intelligence collective au sein du club. Nous mettons en place un process pour permettre cette construction qui, dès le départ embarque les membres. Une raison d’être est écrite collectivement ainsi que sa déclinaison au sein d’une feuille de route.
Ce passage était doublement délicat : le club s’interrogeait depuis longtemps sur sa raison d’être.Et pour Jean, comme il est bon élève, l’absence de mandat et d’expression des attentes était inconfortable. Il ne pouvait pas réussir à atteindre des objectifs qui n’existaient pas, ne pouvait pas embarquer les adhérents !
Traverser ce passage délicat s’est avéré finalement assez simple avec ce travail collectif sur la raison d’être et sa déclinaison en feuille de route. Savoir qui nous sommes, ce que nous apportons, ce pour quoi nous œuvrons, favorise la sortie d’un passage délicat. Mais pour cela, il a dû accepter de changer de rythme, faire plus de place aux autres, se « laisser faire » par le process c’est-à-dire perdre une partie de son pouvoir. Même si c’était son désir initial, l’expérimenter oblige à s’y confronter, à s’inscrire dans le réel.
Traverser un passage délicat implique souvent d’explorer d’autres manières de faire ou d’être. En clair, il s’agit de sortir de sa zone de confort, ce qui, par définition, peut être inconfortable ! En s’appuyant sur l’équipe, Jean a pu bouger et réaliser ce à quoi il aspirait.
Oser s’appuyer sur un tiers
Lorsque Christian, Aline, Emilie et d’autres nous appellent c’est qu’ils sentent qu’ils ont besoin d’un espace pour réfléchir, comprendre, discerner, être challengés ou tout simplement souffler !
Être dirigeant, dirigeante au quotidien c’est souvent être sur tous les fronts, faire tourner la boutique, soutenir les uns ou les autres tout en maintenant le cap comme si c’était un parcours d’obstacles à géométrie variable et avec de nombreuses inconnues ! Le sentiment de solitude, inhérent à la responsabilité, est présent et parfois lourd.
Aline se posait la question de poursuivre la collaboration avec son associé, Emilie était en souffrance à l’idée de licencier une partie de ses salariés, Christian ne comprenait pas pourquoi ce qu’il essayait de mettre en place ne fonctionnait pas…
À chaque fois il s’agissait pour eux d’avoir un tiers avec qui « tenir conseil », un espace où ils n’étaient plus seuls face à tout ce qui se passait autour d’eux et en eux. Même si finalement les décisions sont toujours de la responsabilité du dirigeant, cet espace de confiance devient un lieu d’apaisement parce qu’il aide à comprendre ce qui se joue ; il fait tomber la pression parce que c’est un lieu de parole ; il rend plus lucide parce que les émotions ont une place pour être accueillies.
En mettant des mots sur les émotions désagréables, celles-ci perdent de leur pouvoir de nuisance pour devenir des sources d’information et deviennent donc utilisables. Prendre rendez-vous avec un tiers redonne ainsi du pouvoir d’agir de manière éclairée et unifiée !
Finalement, traverser un passage délicat implique de ne pas rester seul. Pour cela, trois pistes émergent : celle de l’alliance avec le président ou un pair au sein de l‘organisation, celle avec l’équipe et celle avec un tiers. La condition est que ce soient des personnes avec lesquelles le dirigeant se sente en confiance, qui lui permettent de se décaler de son fonctionnement habituel. De cette manière, le dirigeant aura eu le courage de sortir du dilemme interne entre « faire seul » et/ou « s’appuyer sur les autres ». Il aura ainsi enrichi son leadership.
Jean-Eudes Tesson est Président de l’Unedic, Président du Club des Trente, Président Grand Ouest du Family Business Network (FBN)