Par Jean-Gabriel Kern
Avec quelques mois de recul, les dirigeants sont unanimes sur l’impact d’un travail de vision. Mais, sur le long terme, la vision a-t-elle un effet sur la trajectoire de leur entreprise ?
Cinq ans, dix ans après, je suis retourné voir nos clients, ou leurs successeurs. Leur vision avait-elle pris la poussière sur une étagère ? Avait-elle au contraire influé sur le cours de l’histoire ?
Disons-le d’emblée : pour aucun de ces dirigeants la vie n’a été un long fleuve tranquille. Crises, turn-over hémorragiques, retournements de marché, changement de gouvernance, aucun d’eux n’a été épargné. Autant de raisons de passer à autre chose. Et pourtant…
Éviter l’éparpillement, garder le cap
En 2017, le Groupe Sogestran se donnait cette ambition à dix ans : « Aller chercher la place de leader européen de la logistique fluviale ». Pour ce groupe, leader français de son secteur, se fixer ce cap était un énorme défi, un changement d’échelle et une sorte de coming-out.
Huit ans plus tard, Matthieu Blanc, Directeur du Fluvial raconte : « Depuis, c’est resté ma boussole, mon outil de décision au quotidien. J’y fais référence en permanence quand je travaille avec mes équipes ». Des exemples concrets ? « Nous voyons passer beaucoup de dossiers de croissance externe. Même quand ils ont tout pour plaire, si ce n’est pas en ligne avec notre ambition, je dis : ‘On laisse tomber, ce n’est pas pour nous’. A contrario, ce cap nous a aidé à être précis dans nos acquisitions, et nous a poussé à faire les bons choix ». À tel point que Matthieu témoigne : « Aujourd’hui, nous y sommes. Nous l’avons fait. Je crois vraiment que nous n’aurions pas atteint ce sommet s’il n’y avait pas eu ce moment, il y a huit ans, où nous nous sommes tapés dans la main et dit : c’est ça qu’on veut faire ».
À la même époque, Loïc Mailleux, Président de M-extend, initiait, lui, un travail sur la raison d’être de son entreprise, spécialisée dans le machinisme agricole. Elle tenait en ces quelques mots : « Faciliter le travail de manutention des agriculteurs ». Il nous confiait à chaud : « Ce que cela a changé, c’est de l’ordre du cœur, des tripes. Cela s’exprime par de l’enthousiasme à travailler ensemble. Ça donne du sens : la conscience de servir, d’être utiles et de faire une tâche noble ». Mais, à l’époque déjà il mentionnait un bénéfice plus tangible : « Grâce à ça, on s’est déverrouillés du tracteur. Cette raison d’être nous a ouvert de nouveaux champs d’innovation, alors que nous étions de plus en plus dépendants des tractoristes ».
Quelques années plus tard, son fils Franck a pris les rênes de l’entreprise. Avec le recul qu’offrent les années, il complète le témoignage de son père : « Cette raison d’être nous a déverrouillés du tracteur mais, paradoxalement, elle nous a aussi aidé à rester centrés. Nous avons eu de nombreuses tentations de nous éparpiller, par exemple en allant vers les travaux publics. Mais notre raison d’être nous ramène, elle nous guide. Grâce à elle, nous restons attachés coûte que coûte au monde agricole ». Et de poursuivre : « Ça nous permet d’abord de rester dans ce qu’on connaît, en proximité étroite avec nos clients, et il y a déjà beaucoup à faire en termes de diversification car le monde agricole est très varié. Ça nous permet ensuite – et surtout ! – de rester sur ce qui a du sens pour nous, et qui nous donne le droit d’exister à nos propres yeux : nous sommes des industriels au service des agriculteurs. Pour nous, c’est une question existentielle. »
Sogestran, M-extend : dans ces deux cas, à l’heure des choix, la vision a eu des conséquences très concrètes sur la stratégie. En aiguillonnant, en influant, en gardant.
Ce rôle se double parfois, dans la durée, d’un rôle complémentaire : elle rassemble. C’est un autre aspect qui ressort de ces entretiens « dix ans après ».
Garder le pack soudé
C’est Matthieu Blanc qui insiste le plus sur cet aspect. Il remonte alors d’un cran : ce n’est plus de son périmètre qu’il parle, mais du comité de direction auquel il appartient. Ce collectif est devenu une équipe en construisant sa vision, et en la gardant en ligne de mire au long des années : « Nous connaissions des moments de tensions récurrentes entre les patrons de métiers et le siège. Le travail sur la vision a été fondateur. Depuis, les patrons des fonctions supports savent pourquoi ils font le match avec nous, et il est extrêmement rare qu’il y ait des désalignements entre nous. Maintenant il y a une équipe. J’aime bien dire que nous sommes devenus comme un pack de joueurs au rugby. Et cela a tenu… ». Pour Matthieu, la vision joue ici un rôle irremplaçable : « Notre patron n’a pas un style de management autoritaire. Il n’aime pas arbitrer. Quand l’entreprise a commencé à grossir, ça commençait à poser de gros problèmes. Avoir ce point de référence commun a tout changé. Nous n’avons plus besoin d’attendre qu’il tranche, la vision est notre juge-arbitre ».
Comme en écho à ces propos, Roberto Huet, DG d’Eqiom témoigne : « Faire ce travail nous a permis d’aller plus vite ». Alors qu’on oppose souvent le fait d’avancer ensemble ou d’aller vite, pour lui, « la clarification de ce qu’on essayait de mettre en œuvre », la lisibilité donnée à l’action ont permis d’accélérer. Non pas seulement ou d’abord sous l’impulsion de la tête de l’entreprise, mais en donnant à chacun la légitimité de faire avancer des sujets à son niveau. Ici, ce n’est plus seulement le comité de direction mais l’ensemble de ceux qui jouent un rôle moteur dans l’organisation qui voient leur puissance d’agir libérée, et qui agissent de façon plus franche et plus résolue.
Boussole, point de ralliement, force motrice : à chaque fois les mots sont forts. Sept ans, huit ans après, la vision est toujours très présente dans la vie de ces entreprises.
Mais à quoi ces dirigeants l’attribuent-ils ? Leur réponse tient en une phrase : « Que ce soit vraiment nous ».
Que ce soit vraiment nous
En 2019, nous avons travaillé avec Monsieur Vincent, association à but non lucratif et d’intérêt général qui œuvre dans le domaine des personnes âgées et handicapées. Bertrand Decoux, son Directeur Général, est toujours à la tête de l’association. Six ans après, il témoigne : « Ce travail a irrigué toute la gouvernance, toute la vie de l’association. C’est notre point de référence constant : chaque directeur d’établissement écrit sa feuille de route en partant de notre raison d’être et de nos ambitions ; tous nos projets partent de là ; notre conseil d’administration s’y réfère sans cesse ». Bref, la vision de l’association est dans toutes les têtes, à tous les moments clés.
Quand on l’interroge sur les raisons de cet impact durable, Bertrand évoque la méthode de travail choisie à l’époque : « Tout au long du processus, nous avons vraiment pris soin d’embarquer chacune des personnes clés. Pas seulement la direction générale, mais aussi les directeurs d’établissement, les administrateurs ». Et d’ajouter : « Je crois que c’est d’abord le processus qui fait que le produit fini ne reste pas lettre morte ». Pourtant, entre la crise covid, le départ de la moitié de son comité de direction et un profond renouvellement de son conseil d’administration, toutes les conditions étaient réunies pour que le soufflé retombe. Force du nous qui perdure malgré ses vicissitudes…
Chez Sygmatel également, sept ans après, « tout est passé au crible de la raison d’être ». Mais ce sont les caractéristiques de cette vision que pointe Éric Martin, PDG de ce groupe spécialisé dans l’électricité, la sécurité et l’audiovisuel : « Ce qui permet ça, selon moi, c’est la simplicité de l’objet et le niveau de sincérité qu’on a mis là-dedans. On n’a pas fait de bullshit, on a mis des mots sur quelque chose qu’on avait dans les tripes. C’est tellement sincère, tellement simple et tellement évident que l’impact est énorme. Ce sont des choses qui nous prennent naturellement aux tripes. C’est nous. Nous n’avons pas à nous forcer, à mettre en place des trucs et des machins pour que ça impacte nos décisions et notre action. Ça se fait naturellement ».
Dans ces deux témoignages, c’est au fond le même sujet. Mais à rebours de l’adage qui voudrait que « le processus compte plus que le résultat », on voit ici que l’un et l’autre sont déterminants.
On entend parfois que notre monde, incertain, rend toute vision vaine et illusoire. Ce n’est pas ce que racontent ces dirigeants.
Leur vision leur a manifestement été très utile pour naviguer dans les eaux incertaines qu’ils ont eues à affronter, pour prendre les bonnes décisions et pour rester ensemble. Ce que l’un d’entre eux exprimait avec ces mots : « Tu décides que tu veux aller quelque part. Ensuite, tu prends une tempête, tu te fais secouer, tu casses. Ou alors, tu fais du surplace, car la mer est d’huile. Rien ne se passe jamais comme prévu. C’est pénible, c’est rageant. Mais tu gardes le cap. Sans ce cap, je n’aurais pas pu faire mon travail. Sans ce cap, nous n’en serions pas là où nous sommes ».