Par Frédéric Haumonté
Quand l’entreprise est soumise à de fortes pressions de l’environnement et doit profondément se transformer, que le dirigeant est lui-même fortement bousculé, sur quoi ou sur qui peut-il s’appuyer ? Nous avons dégagé quelques pistes à partir de notre expérience (coaching, animation de séminaires de direction et cursus de formation pour dirigeants) ; nous avons également interrogé à l’occasion de cet articles quatre dirigeants qui ont mené des transformations dans des mondes aussi différents que l’assurance, l’édition de logiciels, le sport et la santé publique.
Mener une transformation s’apparente à bien des égards à la navigation par gros temps. Vents en rafale, roulis, tangage, brouillard… L’organisation change de forme, les équipes sont bousculées dans leurs certitudes et le leader est très sollicité. En période de transformation, son job est bien plus complexe que quand il s’agit de manager un changement aux périmètres délimités, où il “suffit” de dérouler des étapes et de “réparer” ce qui ne fonctionne pas.
Dans la transformation, la destination est parfois connue, mais le chemin pour y parvenir demeure inconnu. Les repères changent et le dirigeant se confronte à sa solitude, à ses doutes. Il ne peut raisonnablement pas tous les exprimer aux équipes, au risque de les perdre. Dès lors se pose la question pour lui : sur quoi s’appuyer en tant que leader pour mener à bien cette transformation ? Lorsque l’organisation est chavirée, et qu’on ne peut trouver aucun point d’appui à l’extérieur, comment le dirigeant peut-il trouver à l’intérieur de l’entreprise sa solidité dans la tempête ? Concrètement, nous avons identifié trois conseils.
1 – Renoncez à embarquer tout le monde
Vouloir embarquer tout le monde génère une pression très forte, ingérable et souvent contre-productive. Pour Boris Cadu, DG d’Innlog et président d’un club de football en cours de fusion, c’est une illusion. Certes, il a impliqué les parties prenantes dès le départ. Et, in fine, ça va fonctionner avec plus de 80% des personnes. Mais « passer trop de temps avec les récalcitrants est épuisant voire contreproductif. » Cela risque de démotiver les éléments moteurs qui se sentent délaissés et ont besoin de repères clairs pour avancer. « Chez Innlog, après avoir pris le temps nécessaire pour bien expliquer le projet et les changements attendus, je garderai ceux qui sont convaincus, j’aiderai ceux qui veulent descendre du navire à partir avec les honneurs ; en revanche, avec ceux qui mettent des bâtons dans les roues, je serai expéditif et ne perdrai pas de temps. »
Embarquer ses équipes est vital, mais la transformation fait des mécontents, elle sert de révélateur auprès de certains qui réaliseront que ce n’est pas ou plus leur place. Elle opère un « tri naturel » qu’il ne sert à rien de trop contenir au risque d’y perdre son énergie.
2 – Partagez vos doutes en équipe resserrée
Comme le job est ardu, il est normal que le doute s’invite dans la tête du dirigeant : “Va-t-on y arriver ? Ne suis-je pas en train de me tromper, de m’entêter ?” Le risque consisterait à trop s’isoler, avec la bonne raison de prendre du recul ou d’éviter de diffuser de l’insécurité autour de soi. Le problème ? Se couper des ressources de l’intelligence collective. La solution ? « Avoir une équipe resserrée autour de soi, où il est possible de partager ses propres hésitations. » C’est, en tous cas, ce que confesse Virginie Cayré, bombardée à la tête de l’ARS Grand Est en septembre 2020. Elle a dû gérer plusieurs vagues successives de l’épidémie de Covid, périodes pendant lesquelles la distance avec les équipes s’est concrètement accrue du fait du télétravail. « Pouvoir partager ses doutes m’aide à me sentir soutenue et confortée, et permet ensuite de redonner de la confiance aux équipes ».
Dans ces moments-là, « trouver un sparring-partner qui ose me dire que je me trompe c’est un vrai cadeau ! »reconnaît Olivier Willems, DG de Stelliant, groupe de services aux assurances. Le feedback, même s’il peut être désagréable sur le moment, permet d’identifier plus précisément ce qui pourrait clocher et demande à être corrigé.
3 – Multipliez les temps collectifs avec les équipes
Au-delà du cercle resserré de confidents, il y a l’ensemble des collaborateurs qui sont sur le terrain ou au contact des clients. Il y a beaucoup à apprendre d’eux sur la façon dont les choses se mettent en place. Ils ont besoin que leur boss leur parle de la transformation, de son sens, de là où elle en est. Aller à leur contact permet de ne pas s’en tenir au global (big picture) mais de prêter attention au détail (small picture), une des clés de réussite de la transformation.
Nous constatons que, dans les moments de turbulence, les équipes dirigeantes ressentent le besoin de rester au contact des troupes et gagnent souvent à réunir les équipes. Cela peut sembler contre-intuitif : est-ce qu’il ne faut pas avoir des réponses claires, une stratégie bien définie avant de convoquer une “grand-messe” ? Au moment où on resserre les budgets, ne vaut-il pas mieux éviter les temps improductifs ? Et puis, les collaborateurs savent ce qu’ils ont à faire, “ils n’ont qu’à se bouger !” Et pourtant, dans ses moments de crise, il est très utile de prendre du temps avec les collaborateurs, quitte à en perdre.
L’expérience révèle deux avantages à entretenir ce lien étroit :
- Pour les équipes, cela génère de la réassurance : le boss est aussi là quand c’est dur ! Il en résulte un climat plus favorable, comme le dit Olivier : « il s’agit de faire en sorte que les équipes soient prêtes à saisir ensemble les opportunités qui vont se présenter au cours du chemin de transformation. » Si le climat est tendu, une partie de l’énergie est consacrée à gérer la tension et il y a de fortes chances que les équipes ne puissent se saisir de l’opportunité qui passe. La reconnaissance donnée par cet intérêt sincère assainit le climat. Cela manifeste concrètement que « la transformation s’inscrit dans un temps long, celui de l’accompagnement », confirme Virginie Cayré.
- Pour le dirigeant, cela augmente son information. En entendant les équipes, il capte des signaux faibles qui ne remontent pas naturellement. Cela nécessite, comme l’explique Virginie, « d’écouter, d’entendre, de prendre en compte ce qui est dit, d’y consacrer de son temps et de son énergie. S’il essaie d’en faire l’économie, le dirigeant risque de le payer cher à la première difficulté. » Il est ainsi invité à traiter ces pain points et à passer à l’action. Cela contribue à dissiper un peu de brouillard.
Attention ! Pour que ces temps collectifs jouent pleinement leur rôle, il faudra garder un subtil équilibre entre l’écoute et le discours :
- Une écoute authentique dans l’optique d’apprendre des choses et non pour préparer une réponse rapide et souvent assez convenue.
- Un discours, court et clair, dans lequel le dirigeant communique à ses collaborateurs ce qui est important qu’ils sachent de la situation de l’entreprise et de sa ligne d’action.
Pour le leader également, les temps de turbulences peuvent s’avérer un révélateur. Pour réussir la transformation, il est souvent amené à s’appuyer davantage sur quelques membres clés de son premier cercle, mais aussi à approfondir sa relation avec un grand nombre de collaborateurs. Nous constatons que c’est souvent à l’occasion des périodes de transformation et de crise que le dirigeant fait évoluer sonleadership. C’est une occasion rêvée pour aller vers plus de collectif, plus d’intelligence collective, et surtout renforcer sa solidité intérieure.
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