Par Frédéric Haumonté.
Tout non-dit est-il bon à dire ? Il semble tellement évident qu’expliciter les non-dits est une pratique vertueuse dans l’art de générer de bonnes conversations, que se poser la question semble vain. Et pourtant cela n’est pas aussi simple qu’il y paraît….
Jean-François est membre du Comex d’un groupe français. Lors de la dernière réunion, il a eu envie de dire ses quatre vérités à son chef concernant son manque de prise de position claire sur le projet de centralisation des achats. A côté de lui, Amélie bouillait sur sa chaise, ils ont échangé quelques regards. Elle pensait la même chose que lui… Mais Jean-François n’a rien dit. La réunion terminée, il a « repris une activité normale ». Rien ne s’est amélioré dans les semaines qui ont suivi, et le projet de centralisation des achats n’a guère avancé. Une prochaine réunion se profile à l’horizon et Jean-François songe à trouver un alibi pour ne pas y assister…
Ce scénario peut se répéter longtemps. Fallait-il que Jean-François laisse éclater sa colère dans cette réunion au risque d’en payer de graves conséquences ? Pas sûr. A-t-il eu raison de ne rien dire ? Probablement pas, car il souffre encore de la situation inchangée… Alors que faire ? Dans le cas exposé, Jean-François a des responsabilités mais il n’est pas le patron de l’équipe. On conçoit qu’il lui soit difficile de dire ce qu’il a à dire par crainte, mais pour un patron, est-ce différent ? Pas si sûr.
Le non-dit exerce un véritable pouvoir dans le système : en même temps qu’il le protège, il en maintient le status quo
Yohan est, lui, Directeur d’une Business Unit. En Codir, Xavier, son Directeur Informatique, fait le point sur les avancées d’un gros projet. Il ne sera pas en mesure de délivrer à temps et en explique les raisons avec brio. En l’entendant, Yohan est agacé : « Ce projet traîne depuis des mois ! ». Les autres directeurs présents ne disent rien. Yohan perçoit que quelque chose lui échappe. Il exige que Xavier mette les bouchées doubles en concentrant toutes ses ressources sur ce projet et lui fixe une nouvelle deadline. Yohan a-t-il fait le mauvais choix en se concentrant sur les délais et en tapant sur la table ? Aurait-il dû approfondir les raisons de son malaise, tirer au clair ce « quelque chose » qui lui échappe ? Il y a en effet de fortes chances qu’à la prochaine revue de projets la deadline recule encore. Et pourtant…
Un exercice délicat
Ces deux exemples montrent en réalité qu’il est délicat de faire venir à la lumière un non-dit, car il remplit une fonction. Le non-dit permet de préserver des équilibres parfois acquis de longue date, il a un rôle protecteur des personnes et des fonctionnements. Il peut être légitime, voire utile, de le respecter. Ce n’est pas forcément un manque de courage que de ne rien dire. Peut-être n’est-ce pas le bon moment ou le bon lieu ? Un patron peut ainsi avoir de bonnes raisons de ne pas soulever un non-dit “en live”, car il connaît les équilibres à tenir au sein de son collectif.
Dans certains cas, il peut même s’avérer contreproductif de verbaliser un non-dit. Comme il s’agit de mettre sur la table quelque chose qui est “en-dessous”, cela peut être violent et donc rejeté par le groupe, qui n’est parfois pas prêt à entendre ou qui ne veut rien changer aux équilibres établis.
Tout ceci étant posé, notre expérience montre qu’il y a aussi une autre raison qui peut conduire à ne pas expliciter des zones d’ombre : ne pas savoir comment s’y prendre. Alors comment faire ?
Se rendre attentif
La première difficulté est de repérer les non-dits. Dans le quotidien d’une vie d’équipe, ils sont monnaie courante. Il y a d’abord, du point de vue verbal des phrases non finies (« Notre réunion était… enfin, je veux dire, intéressante »), des hésitations, des mots valises (« Notre problème c’est la communication »), des expressions floues (« Sur ce point, je suis en réflexion »), des propos allusifs (« Ah, c’est comme d’habitude… »), des sous-entendus (« Demande à David, il sait, lui »), des silences inattendus…
Ensuite, le corps parle très fortement de ce qu’on ne verbalise pas. A travers un regard évasif, une voix hésitante, un geste de rejet … Plutôt que d’apprendre à décrypter le non-verbal avec des recettes plus ou moins sûres, il s’agit de se rendre attentif aux signaux d’incohérence entre ce qui est dit et l’attitude de celui qui parle, ce que l’on appelle « l’incongruence », et qui est souvent la manifestation d’un non-dit. Enfin une troisième voie consiste à s’écouter soi-même. Cette voie est plus subtile et demande du discernement. Qu’est-ce que je ressens, que se passe-t-il pour moi pendant que mes directeurs se parlent ? S’agit-il seulement de moi, qui suis fatigué ou facilement agacé ? Ou bien mon ressenti a-t-il quelque chose à voir avec ce qui est sous-jacent dans la discussion ?
Une fois le non-dit identifié, il reste à le formuler. Une raison de fond devrait inciter à le faire : dans ce qu’on craint de faire venir au jour réside souvent la clé du problème. Le non-dit exerce en effet un véritable pouvoir dans le système : en même temps qu’il le protège, il l’empêche d’évoluer en le maintenant dans le status quo — ou homéostasie. Lorsque cela est bien fait, rendre entendable le non-dit libère de l’inertie et rend aux personnes de l’influence sur les situations.
Créer les conditions
Formuler un non-dit nécessite cependant deux préalables : un cadre protecteur et une atmosphère bienveillante. Pour cela, avec mes associés, nous avons pour habitude de poser des lignes de conduite. L’une d’elles consiste à chercher les bonnes raisons de ce que dit, fait et pense l’autre. Elle invite à ne pas interpréter hâtivement et à rester dans une attitude d’ouverture positive.
Lorsque cela est bien fait, rendre entendable le non-dit libère de l’inertie et rend aux personnes de l’influence sur les situations.
Alain écoute ses managers débattre d’une enquête où les équipes expriment que le management ne valorise pas assez les compétences. Les directeurs prennent la parole tour à tour et tentent de montrer que le diagnostic est faussé, partiel, et ne correspond pas à la réalité…. Plus les directeurs parlent, plus Alain se sent mal à l’aise : il sent qu’il n’arrivera pas à mobiliser ses directeurs sur ce sujet. Quand vient son tour de parler, il dit simplement qu’il est inquiet de ce qu’il entend et propose d’en reparler plus tard. Mais voilà qu’Agnès enchaîne : « Moi aussi, je suis inquiète que les gens pensent ça de nous. » Michel rebondit en disant qu’il est frappé par la « violence » des propos, mais que quelques-uns lui ont déjà dit la même chose…
Ce n’est pas magique, mais Alain a été authentique sur son ressenti et cela a libéré la parole. Les directeurs ont reconnu qu’ils étaient perturbés par le diagnostic, ont admis qu’il ne fallait peut-être pas le rejeter en bloc. Et là peut s’ouvrir une toute autre discussion. C’est une première manière de mettre au jour un non-dit : exprimer simplement son ressenti formulé en « je » et laisser les autres réagir.
Investiguer sans emphase
Pour révéler un non-dit, une autre voie est de poser des questions. C’est par exemple ce qu’aurait pu faire Yohan, confronté au silence des autres directeurs face à l’annonce du retard du projet informatique : « Et vous, qu’en pensez-vous ? ». La question invite à s’exprimer, à en dire plus, elle n’est pas agressive. Pour qu’elle soit engageante, elle requiert d’être ouverte et peu directive.
Une troisième manière est de reformuler ce que l’on perçoit. Dans notre tout premier exemple, Jean-François, qui déplore le manque d’engagement du directeur général sur son projet mais ne sait comment s’y prendre pour l’interpeller, pourrait par exemple lui dire : « J’ai l’impression que le projet ne t’intéresse pas, car je reste à ce jour en attente d’orientations de ta part… » Cette approche pourrait être adaptée aussi au cas d’Alain ; s’il avait voulu aller plus loin, il aurait pu formuler une hypothèse : « J’entends beaucoup de remises en cause du diagnostic. J’ai l’impression qu’il est difficile à entendre pour vous… » Le plus important ici est de se garder d’interprétations abusives et de se contenter de poser le problème. Cette reformulation offre au groupe une opportunité de prise de conscience qui peut s’avérer décisive.
Il est important que l’investigation du non-dit se fasse simplement et sans emphase. Dans une équipe performante, on peut même dire qu’il s’agit d’un non-événement. Expliciter un non-dit introduit une dose de déséquilibre passager dans le système en place, il ne sert donc à rien d’en rajouter ni d’amplifier la déstabilisation.
Faire venir à la lumière un non-dit peut changer la donne et permettre de trouver des solutions là où l’on patine depuis des semaines. Nous savons aussi que cet exercice paraît difficile et périlleux. Afin de s’affranchir de la pression, gardons en tête qu’il ne s’agit pas de provoquer un grand déballage — surtout pas — mais, subrepticement, de lever un coin du voile. Ce qui passe par des initiatives simples, modestes, discrètes, mais qui finiront par créer une vraie différence.